La communauté émotionnelle par Cynthia Fleury. "C’est peut-être à tort que l’on accuse notre société d’être sous la tutelle de l’émotion, peut-être à tort que l’on dénonce chez elle la propension à préférer l’émotion à l’idée, ou encore à l’action, ou tout simplement à les confondre..., peut-être à tort enfin qu’on se désole, dans un grand soupir, du spectacle de l’émotion dont elle aime à se repaître. Pourquoi ? Car c’est oublier, comme nous le rappelle Bernard Rimé (1), éminent professeur à la faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de l’université de Louvain (et surtout cofondateur de l’unité de recherche « Émotion, cognition et santé »), que séparer les émotions des pensées ne permet pas de saisir ce qui se passe en réalité dans le champ social. « Quand on les exprime, qu’on les communique, émotions et cognitions se trouvent dans une continuité intériorisée, écrit Serge Moscovici qui préface l’ouvrage ; elles sont les facettes d’une même expérience psychique, le résultat d’un même processus. La théorie de Rimé nous montre à l’oeuvre ce que le philosophe Stanley Cavell appelle knowing by feeling, « connaître par le sentir ». Chez Rimé, le « sentir » ou le « ressentir » a la fonction d’une pierre de touche. Alors, bien sûr, si tel est le cas, l’expérience émotionnelle présente un impact social et cognitif non négligeable, et surtout non dénigrable. Les émotions, comme les cognitions, de manière indissociable, sont là pour nous informer sur le monde que nous avons en partage. Et de même qu’« une connaissance non partagée est un fardeau », de même une émotion non partagée est un fardeau, « à la manière dont un secret peut être un fardeau s’il demeure incommuniqué ou incommunicable ». En effet, quand le cerveau humain fonctionne, il « entre en dialogue », il « entre en sympathie », il « fonctionne en réseau avec les autres cerveaux du milieu social et se trouve ainsi connecté au savoir et au sens qui circulent dans ce milieu ». C’est dans ce champ-là que les émotions émergent et « ouvrent des chantiers qui mettent à l’oeuvre les cognitions et les processus sociaux ». Et si chez les animaux les émotions relèvent du « registre vital » et des questions de survie, chez les humains elles sortent rapidement de ce registre pour « intégrer les sphères du cognitif, du symbolique et du relationnel ». Ce qui fait dire à Umberto Ecco qu’à défaut d’ordre, ce qu’il aime à découvrir dans le monde c’est « une série de liens dans les menus lots des affaires du monde », un « bel écheveau bien enchevêtré ». Concernant le « partage social des émotions », existe-t-il des différences entre les sexes ? Oui, mais pas forcément comme on l’entend, dans la mesure où il est erroné de penser que les hommes n’expriment pas leurs émotions : à la différence des femmes qui « entretiennent un réseau relativement diversifié de partenaires », les hommes réservent « le partage social de leurs émotions à leur épouse ou à leur compagne ». En fait, essentiellement à la personne « à laquelle ils se montrent nus ». Concernant la « propagation sociale de l’information émotionnelle », là aussi chacun a pu faire l’expérience de ce que dit Bernard Rimé. C’est terrible mais, reconnaissons-le, plus l’information émotionnelle est jugée « confidentielle », plus elle est certaine de voir sa confidentialité voler en éclats, et ce dès le premier partage ! Pire : si l’on ne respecte pas la confidentialité des expériences émotionnelles, on ne respecte pas non plus « l’anonymat de la source de la communication confidentielle ». En effet, triste constat, une « source » restée anonyme amoindrit le partage de l’émotion ! Et il est drôle de constater qu’émetteurs et récepteurs « s’accordent pour considérer que le lien de confiance qui vous unit à une personne transcende la confiance qu’une autre personne met en vous lorsqu’elle vous confie quelque chose ». Bref on fait confiance plus que l’on est digne de confiance. Enfin, à quoi servent donc tous ces récits que nos chères célébrités viennent parfois nous narrer à la télévision ? À mettre en place un « immense ressassement national » par lequel « les expériences individuelles accèdent à la mémoire collective ». Une des grandes leçons à tirer, selon notre psychosociologue, renverrait donc au fait d’apprendre aux enfants à développer des « compétences narratives » pour qu’ils aient les moyens de « négocier avec la réalité » et de s’intégrer socialement ; le récit des émotions permettant notamment de combler l’écart entre l’ordinaire et l’exceptionnel, le même et le différent... En fait, les émotions, pas pour mieux subir, mais pour mieux comprendre. "
(1) Bernard Rimé, le Partage social des émotions.
Artigo da edição de 12 de outubro 2005 do L'Humanité. |